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Garnault était alors à Rochefort où une épidémie faisait
rage. Les hommes mouraient subitement. On avait compté jusqu'à vingt-trois
décès en une journée. " Voilà qui est raide, comme vous le voyez, confiait-il
à son ami avant d'ajouter non sans humour. Aussi devons-nous avoir la
fin du monde dans ce mois d'après la prophétie d'un négromantien (sic)
qui est ici depuis peu. Comme cette fin du monde ne regardera que la ville
et banlieue de Rochefort, je me recommande à vos prières et à celle de
Madame. Si cependant vous étiez curieux de venir nous exhorter, vous aurez
de l'ouvrage. Dans vos délassements, vous irez faire votre cour aux commandant
et intendant de la Marine pour opérer la guérison du Fier-Roderigue.
" Des exhortations, le Fier-Roderigue en avait effectivement besoin. Rien,
encore, n'avait été fait. Pire, Castries qui commençait à se lasser des
criailleries de Beaumarchais venait de lui demander de ne plus s'adresser
à lui, mais à son collaborateur, M. Delaporte . Aussi fut-ce à celui-ci
que l'armateur écrivit cette fameuse lettre : " Monsieur, prendre un ministre
à la botte, lui demander une décision importante et la saisir au vol,
c'est le tour d'adresse, ou plutôt le tour de force, que je vous prie
de faire pour moi. Que dis-je tour de force ? c'est ma foi le saut du
tremplin en affaires, car il s'agit de sauter par-dessus vingt autres
demandeurs. Mais, Monsieur, nous ne sommes tous que des marchands de temps,
et quinze jours de retard dans la décision que je sollicite, est la perte
d'une année. Si vous me rendez ce service, je dirai toute ma vie en votre
honneur : heureuses les mamelles qui vous ont allaité ! Et en celui de
Monsieur le Marquis : que béni soit le jour où je le vis si bon ! Je vous
salue, vous honore, vous aime et vous remercie . "
Le prêt de la Ménagère
Voyant que ses plaintes restaient vaines et que son vaisseau continuait
de croupir dans les eaux du port, Beaumarchais eut l'idée de réclamer
qu'on lui prêtât un bâtiment pendant une année le temps de réparer le
Fier-Roderigue. Ce fut à ce même Delaporte qu'il soumit l'idée, mi-mars,
d'avoir la flûte la Ménagère à sa disposition en guise de compensation.
Delaporte transmit l'offre à Castries qui mit des conditions que Beaumarchais
ne put accepter. Aussi, le 29 mars, revint-il à la charge dans une nouvelle
dépêche pour Delaporte : " Ou prêtez-moi la Ménagère, pendant qu'on raccommode
le Fier-Roderigue. Je porterai vos munitions à mes frais, je payerai l'armement
et le désarmement du navire, et s'il reste du bon sur le fret du retour
j'en aviserai le roi ; ne me réservant que la chance des prises, que je
ferai en courant la mer ; ou donnez-moi tout à l'heure la Ménagère en
échange du Fier-Roderigue ; et vous me paierez le fret de tout ce que
je vous porterai à Saint-Domingue, sur cette Ménagère devenue ma propriété.
" Castries refusa en bloc. Beaumarchais ne se découragea point. Il réexpédia
un autre mémoire, dans lequel il ne parlait plus d'échange, mais seulement
de prêt. Cette proposition eut plus de succès. Le ministre l'apostilla
: " Accorder la Ménagère pour l'aller et le retour aux conditions proposées
par lui, sans prendre d'engagement pour les réparations du Fier-Roderigue
. " On lui offrit la flûte pour un an. Beaumarchais renvoya son acceptation
le 4 avril, sans pour autant perdre de vue le sort de son vaisseau abandonné
: " Les lettres que je reçois journellement de Rochefort me le rendent
infiniment nécessaire. On semble user en ce port de tous les prétextes
pour ne pas toucher au Fier-Roderigue qui n'a pas encore un seul ouvrier.
"
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