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Les prêtres réfractaires
Le même jour, la commission
de la Marine écrivait pour demander un peu plus de dextérité dans les
préparatifs de cette sinistre expédition. Elle regrettait d'avoir à nourrir
ces bouches scélérates : " Vous n'ignorez pas que dans votre commune il
y 145 prêtres qui diminuent chaque jour la portion de nourriture des citoyens
; que d'après la loi, le nombre augmentera encore et que, pour ne pas
les laisser accumuler, il convient d'expédier pour leur destination les
premiers 400 qui seront rassemblés. Ainsi, le ministre comptant sur votre
amour pour la Patrie et sur votre haine pour les traîtres, espère que
vous accélèrerez autant qu'il dépendra de vous le moyen d'expulser ces
individus de la terre de la liberté " .
L'approvisionnement en subsistances fut effectivement une difficulté,
non seulement dans les prisons, mais aussi pendant la longue traversée
qu'ils devaient endurer. Le magasin aux vivres s'évertua alors à trouver
des produits de bouche : quatre mois pour les déportés, un an pour ceux
qui devaient les éloigner et revenir ensuite. Le 28 suivant, le commandant
qui avait reçu ces ordres, tranquillisa Dalbarade : " Nous t'assurons,
citoyen ministre, que nous n'avons pas moins que toi envie de nous débarrasser
de ces traîtres dont les jours ici ne pourraient qu'augmenter nos craintes
" .
Trois jours avant, comme il n'y avait plus suffisamment de cellules pour
contenir tous les condamnés qui continuaient d'affluer, il avait fait
embarquer à bord des Deux Associés, quelques-uns de ceux qui étaient au
couvent des Capucins : " Je suis forcé d'envoyer sur-le-champ, à bord
de ce vaisseau, les ecclésiastiques qui arrivent journellement, n'ayant
aucun endroit pour les loger " . Un religieux témoignait de son côté :
" Le 25 mars, on nous fait sortir les uns à la file des autres, nos paquets
et nos portemanteaux sur le dos, et après nous avoir rangés sur deux lignes,
la garde nationale nous conduit précipitamment, à travers une grande partie
de la ville et au milieu des huées accoutumées, jusqu'à l'extrémité de
l'arsenal ". Le 11 avril, un nouveau contingent d'ecclésiastiques fut
conduit sur ce même bâtiment. Ce jour-là, à bord du ponton le Borée toujours
en poste à la Cabane Carrée, un roulement de tambour retentit. Sur le
pont, le commandant des armes, Chevillard, entouré de quelques officiers,
supervisait le déroulement des opérations. Un canot en contrebas attendait
les reclus pour les conduire sur les Deux Associés qui mouillait maintenant
en face du Martrou. On les fit monter sur ce frêle esquif. Ils y passèrent
la nuit, les uns sur les autres. Au matin, l'ordre du départ fut donné.
Le canot descendit la Charente traversant l'arsenal où une activité grouillante
se dessinait sur leur passage. C'était une belle journée de printemps.
Les marais encadrant la rivière apportaient une touche bucolique au tableau.
La plupart d'entre eux n'avaient jamais vu la mer et cette déportation,
cette traversée au long cours, avait comme un goût d'aventure qui leur
procura un instant de joie. Ils ne savaient pas encore, les misérables,
qu'ils n'iraient jamais plus loin que l'île d'Aix.
L'esquif s'approcha du vaisseau dont le pont s'élevait à plusieurs mètres
de hauteur. Ils escaladèrent une rude échelle de corde. Là-haut, ils furent
accueillis par des injures ou par ces cris qui revenaient comme une rengaine
poussée à tout bout de champ : " Vive la République ! ". Après s'être
fait inscrire au registre, ils subirent une nouvelle fouille, puis on
les poussa vers l'écoutille qui s'ouvrait sur un trou noir, c'est-à-dire
l'entrepont qui allait leur servir de cachot. Cette pièce immonde, infestée
de miasmes, n'était aérée et éclairée que par cette mince ouverture.
Bientôt, ces prisonniers furent rejoints par ceux qui restaient encore
enfermés aux Capucins. Ceux-là quittèrent leur geôle sous les huées d'une
populace méprisante qui les invectiva tout le long de leur parcours. Ils
longèrent d'abord la Place de la République où trônait la guillotine.
Ils arrivèrent devant la corderie, traversèrent tout l'arsenal jusqu'au
Martrou, toujours insultés, toujours hués, conspués jusqu'à ce qu'une
barque fasse la navette pour les déposer sur les Deux Associés. Vinrent
ensuite ceux qui étaient détenus à la prison Saint-Maurice et enfin ceux
qui étaient sur l'autre ponton, la Nourrice. Le soir même, Chevillard
pouvait claironner en avisant la commission de la marine : " Le navire
les Deux Associés, destiné pour porter les ecclésiastiques et autres déportés,
a, dans ce moment à bord, 288 de ces gaillards-là. Lorsqu'il aura son
complet, nous l'expédierons à destination ".
Le 14 avril, le même prévenait encore que les vivres et autres approvisionnements
venaient d'être embarqués et que l'on n'attendait plus que les ordres
pour partir. Seulement, les directives relatives à la déportation étaient
ambiguës. Chevillard avait confondu la destination des prêtres avec celle
de mendiants que le Comité de salut public voulait déporter à Madagascar.
Il se fit rappeler à l'ordre par l'adjoint de la commission de la marine
: " Qui a pu t'écrire qu'ils étaient destinés pour l'île de Madagascar
? On a d'autant moins dû te le marquer, qu'il ne doit être envoyé, en
cette île, que les mendiants et autres condamnés à la déportation par
les tribunaux et dont pas un seul n'a été envoyé à Rochefort mais à Lorient
qui en est le dépôt. Quant aux prêtres qui ont été (…) envoyés à Rochefort
ou à Bordeaux, d'où ils doivent partir, il est une autre qui porte qu'ils
seront jetés sur la côte de l'ouest de l'Afrique depuis le 23° sud jusqu'au
28°. De là ton erreur qui est d'autant plus étonnante qu'il n'est rien
de plus clair et de plus précis que le texte de ces deux lois " . Le vaisseau
n'avait pas été caréné depuis 33 mois. Des moules s'étaient collées sur
la coque et rendaient son départ impossible, d'autant plus que des corsaires
anglais longeaient toujours le littoral. Le 22 avril, pourtant, l'ordre
fut donné de descendre la rivière. Comme la marée baissait, les Deux Associés
mouilla en face du Vergeroux. Cette première halte livrait ses premières
victimes. Fatigués par leur voyage, mal nourris, détenus dans des conditions
inhumaines dans les prisons ou sur le Bonhomme Richard plein de galeux,
les organismes les plus faibles avaient été considérablement affaiblis.
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